Depuis aujourd’hui, les écoles sont fermées. Nous voilà deux codirecteurs à diriger un établissement sans élèves, ni enseignants. Nous sommes seuls, dans un silence total. Et maintenant, par quoi on commence ?
Mais déjà les mails arrivent en masse, le téléphone sonne, il faut organiser, orienter, informer, rassurer, … surtout rassurer, encourager, soutenir. Nos collègues enseignants montent au front, tentent d’apprivoiser, non sans peine pour certains, avec curiosité et intérêt pour d’autres, la technologie censée permettre l’enseignement à distance. Lancés à l’eau sans bouée, ils apprennent à nager, très vite. Vaillamment, depuis chez eux, ils suivent les élèves, les encadrent, les encouragent, parfois les portent. Il faut garder le contact à tout prix, éviter les décrochages, les abandons.
Ici, on forme dans le domaine de la santé et du social. On apprend aux jeunes à prendre soin de l’autre, à répondre à ses besoins, à le soutenir, tout en respectant et favorisant son autonomie. Alors, les enseignants montrent l’exemple. Quand bien même ils ne les voient plus, ils veillent sur leurs élèves. Pour transmettre le contenu de leurs cours, ils déploient des trésors d’ingéniosité et de créativité. Malgré les difficultés de cette nouvelle tâche, malgré toutes leurs propres peurs, ils s’accrochent. Ils tiennent le coup pour que les jeunes gardent la tête hors de l’eau et continuent d’apprendre.
Chapeau à eux, car rien ne les avait préparés à affronter pareille situation.
Et puis et surtout, il y a les élèves, qui, quand ils ne fréquentent pas l’école, travaillent dans des hôpitaux, des foyers pour personnes âgées ou en situation de handicap, des crèches. Nombre d’entre eux se comportent de façon remarquablement mature. Solidaires, ils n’hésitent pas à assumer des responsabilités allant bien au-delà de leur statut d’apprentis. Ils apprennent à gérer l’urgence, à affronter des difficultés inédites. Pour eux, se mettre au service des patients ou des résidents, s’engager pleinement dans leur travail, épauler leurs collègues ou les remplacer quand ils tombent malades deviennent des évidences.
Malgré tout, on n’évite pas les drames. Un jeune homme décide d’abandonner son traitement contre le diabète et meurt dans les jours qui suivent. Au fil des semaines, quelques-uns dépriment et tombent malades, d’autres abandonnent leur formation et disparaissent sans laisser de traces. Solitude, fatigue, découragement, angoisse… Dur de ne pas sombrer, car, quand on a 20 ans, on a besoin de se projeter dans l’avenir, de rêver, de partager, de croquer la vie à pleines dents.
Pour protéger les plus faibles, on a privé les jeunes de deux années de leur vie, qui ne reviendront plus. Le jeu en valait-il la chandelle ? Le saura-t-on jamais ? Moi, ce que je sais, c’est qu’on aura plongé la jeunesse dans un malaise profond. S’en remettra-t-elle complètement ? Je l’espère, sans en être intimement persuadée. Une certaine culpabilité me pèse. Moi, je m’en sors sans séquelles. Mais pour les jeunes, on aurait pu, on aurait dû faire mieux, car la pandémie laissera des cicatrices.
Pendant de longues semaines, on a distillé la peur, chaque jour. Le virus a pris toute la place. On a compté les malades, puis les morts, répétant en boucle des chiffres effrayants. Difficile alors de résister à l’angoisse et au désespoir. Pour conjurer le mauvais sort, on a désigné des coupables, on les a violemment attaqués sur leurs faits et gestes, on les a menacés des pires maux. Des passions insensées se sont déchaînées. Que d’intolérance, que d’intransigeance ! Tu es pour les vaccins ? Assassin ! Tu es contre les vaccins ? Meurtrier ! On ne voyait plus dans l’autre qu’un monstre d’égoïsme s’il ne partageait pas notre avis. Etrange façon de se tenir les coudes que de dénier toute humanité à celui qui pense différemment de soi… et bien piètre modèle à offrir aux adultes de demain que sont les jeunes d’aujourd’hui.
Finalement, que retenir de tout ça ? A chacun de juger, en son âme et conscience. Mais, mieux vaut se hâter, car, déjà, un autre monstre guette à la porte… la guerre nous épargnera-t-elle ?