Je ne suis jamais resté chez moi comme je le fais aujourd’hui. Être contraint à ne plus être hors de moi en me permettant la plus douce aliénation, quoique inconsciente, est devenu pour moi le plus gros des virus. Arrêter le temps et s’enfermer, voici la cause d’un étouffement qui n'endommage pas les poumons, mais l’appréhension du monde. Il n’y a que les philosophes qui tiennent une profonde connaissance de soi ?
Si, dehors, tant de vies perdent son souffle, le mien m'étouffe tellement je m’en rends compte. Je n’ai perdu personne parce que je suis la solitude faite homme. Ne pas avoir à regretter des absences pour ne jamais m’être emparé d’une vraie présence, cela ne fait de moi moins malheureux. Il ne me reste que ma présence accroissant au fur et à mesure que je m'effondre chez moi.
La monstruosité d’une pandémie consiste-t-elle aussi à faire vivre tout ce qu’une vie en société fait mourir doucement ? Comment supporter la notion de sa misère quand on ne travaille pas ? Ou plutôt quand on a tout le temps pour réfléchir et que le temps au lieu de manquer nous dépasse pas plus pour sa vitesse, mais pour sa lenteur.
Ici, dedans, ma vie procure une importance démesurée en m’enlevant toute sa vigueur. Plus je suis en moi, moins je me laisse emporter par une automatisation respiratoire. C’est plus facile à vivre quand la vie n’est qu’un devoir faire plutôt qu’un devoir être. Cette étrangeté est peut-être la familiarité avec mon non-existence. Là-bas, dehors, mes parfaits inconnus disparaissent et disparaissent en million créant une complexe relation entre les chiffres, l’injustice, la souffrance et la banalisation qui prend désormais toute la place.
Alors que certains doivent faire face à tout ce qu’ils ressentent, au manque de l’effet anesthésique issu du débordement de tâches, d’autres font face à l’indifférence, à un monstrueux intérêt pour la quantité journalière de morts, comme si la pandémie était un jeu et la presse, l’écran où sont montrés les points, un score pas des vies obtenues, mais de celles perdues. Un jeu où les maladies ont pris du temps pour circuler autant que les marchandises et où les virus aussi bien que les plus puissants construisent des monopoles en standardisant la santé au-delà de la consommation.
Si je me vois trop, même au-delà de ce que je désirais, il y a les autres qui voient encore moins la réalité qu’à soi-même et n'arrivent à voir la pandémie qu’en tant qu’une maladie médiatique, un symptôme du sensationnalisme. Nous passons à vivre parmi ceux qui se refusent à accepter les faits et à se mettre à la place de l’autre. Comme des enfants, ils imposent leurs propres règles au jeu. La monstruosité d’un virus, donc, ne me semble pas être plus néfaste que celle de l’ignorance, de l’indifférence et de mauvaises habitudes.
Je regarde par la fenêtre. Le peu de personnes dans la rue portent le masque, un masque qui n’a jamais montré autant qu’il n’a caché ; un masque qui dérange le souffle même quand on l’enlève. Je prends le mien. Je me regarde dans le miroir. Je vois mon inconnu si monstrueusement étouffé, si monstrueusement réveillé. Je reste chez moi avec la mort des autres. Elle ne nous quitte plus. Je reste en moi avec une perception aiguë de manque de sens.