Le vide et le trop plein

Mon corps est présent, mes pensées sont ailleurs.

a young guy demonstrating against COVID-19 in Vienna

Une rupture qui s’accentue depuis quelques années. Un état d’exception qui a provoqué une coupure dans l’illusion d’une continuité. Entre un avant, le passé, dont le fil rouge s’est toujours faufilé entre d’autres vies, dans une relation plus ou moins lâche ou étroite, tortillée ou étriquée. Une suite de mouvements toujours accompagnée d’un fond musical, comme les séquences d’un film. Beaucoup, d’innombrables courts-métrages qui racontent ma vie et celle des personnes qui m’ont accompagnées, confrères sur ma route, voyageurs du temps, pour quelques heures dans une salle d’attente, dans des lieux, des situations qui ne prennent leur sens que dans les échanges d’un corps à un autre corps, d’un esprit à un autre esprit. Ma vie résonne dans celle des autres et réciproquement. Nous sommes ondes en mouvement. Nous nous rencontrons dans des espaces par lesquelles nos âmes se touchent, se reniflent, ronronnent, par moment et par endroit, toujours fugitifs.

Ce sont les intentions qui cherchent la rencontre avec un extérieur à soi, l’environnement physique ou humain. Même les banderoles, les slogans, les manifestations, les rassemblements n’arrivent plus à rendre compte d’un collectif dans une société éclatée. Un individualisme qui se voulait libérateur. Nous nous sommes perdus dans un labyrinthe d’isolement, l’angoisse nous guettant à chaque prise de décisions, à chaque carrefour de nos choix qui sont à prendre ou à laisser. Alors on se crée un lien imaginaire avec une idée, une pensée, avec l’espoir de renouer notre être, notre fil rouge avec l’humanité au-delà des communautés de plus en plus virtuelles, à la recherche d’une « humanitude » universelle.

Se rallier à des groupuscules de plus en plus étroits, comme un habit rétréci par de multiples lavages, qui proclame une appartenance et une identité, un sens commun, une allégeance à une communauté particulière. Rattaché par un morceau de corps, un mouvement de l’esprit ou le battement d’aile d’une âme. Les définitions d’appartenance se multiplient sans cesse comme des cellules cancéreuses qui finissent par envahir l’organisme tout entier. Les différents fronts se durcissent, d’abord imperceptiblement, puis de plus en plus tangibles. Les tendances graduellement sont manifestées, montrées, exposées sur scène, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des acteurs sur les planches du théâtre. Ils cherchent la confirmation de leur existence. Leurs regards cherchent en vain un publique absent, inexistant. Existe-t-on encore sans le regard de l’autre qui nous sert de miroir ?

En voulant le particulier, nous nous sommes perdus dans la monstruosité de notre prétention. Engloutis par un sentiment de solitude. Nous sommes devenus nos propres ombres. Alors l’ennemi n’est à trouver qu’à l’extérieur de nous-même, pour ne pas suffoquer. Le clivage est pernicieux. Un morcellement imperceptible, comme les mouvances silencieuses des plaques tectoniques, comme le magma terrestre qui bouillonne en secret. Nous nous étonnons toujours et encore des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, de la force des raz- de- marée, des forces immesurables sont celles qui dépassent notre entendement. La violence des canons qui grondent. La machinerie de la guerre qui rend visible la monstruosité de l’humanité. L’individu qui détient le potentiel de détruire aujourd’hui ce qui était jusqu’alors réservés aux Dieux.

La monstruosité pourrait se comprendre comme une araignée, posée immobile, apparemment indifférente et patiente sur sa toile tissée méticuleusement. Elle guette les insectes égarés, éblouis par la lumière qui se prennent dans les fils invisibles. Le mal est la monstruosité qui se nourrit de notre égarement, de notre étourdissement. Aves la multitude d’images que nous ingérons quotidiennement, nous devenons aveugles à l’essentiel. Chaque mouvance est récupérée et nous voici englouti dans une masse en errance. Plus que jamais solitaire dans une multitude.

Raisonner, être en résonance est devenu épuisant. Alors à force de s’engager dans le vide d’une lumière trop vive, c’est le désengagement qui nous paralyse, qui triomphe. Un trop de causes, un trop de libertés, un trop de paradoxes, qui aboutissent au néant. Un espace engorgé de drames individuels dont les médias et même les chefs d’état se servent. Nous voici perdu à l’intérieur de nous-même, perdu à l’extérieur de nous-même.

Lost in translation !